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Lakdar tint parole. Au début de la récré de la matinée, il quitta le CDI, la main droite plongée dans la poche de son survêt’, traversa la cour et se dirigea vers le groupe au centre duquel se dandinait Moussa, toujours branché sur sa planète rap. Djamel se tenait prudemment à l’abri, près de l’entrée de la salle des profs. Sur un simple claquement de doigts du caïd, la petite cour de ses frétillantes admiratrices se volatilisa.
Moussa se retrouva seul face à Lakdar. Qui lui parla doucement et lui enjoignit de laisser Djamel tranquille.
– Ah ouais, c’est les reubeus qui font la loi, maintenant ? Vas-y, t’es plus dans la classe, alors j’m’en bats les couilles ! Dégage ! répliqua Moussa, hors de lui.
De toutes ses forces, il gifla Lakdar, qui tomba à la renverse, sonné. Un surveillant accourut aussitôt, mais reçut un solide coup de genou dans l’entrejambe alors qu’il tentait de ceinturer Moussa. Vidal, qui traversait la cour à cet instant, fonça droit sur lui et parvint à le maîtriser en lui rabattant les bras dans le dos alors qu’il s’apprêtait à tabasser Lakdar.
Moussa éructa quelques borborygmes rageurs, mais se laissa traîner jusqu’au bureau du CPE Lambert. Le concours de celui-ci ne fut pas superflu pour décider le trublion à prendre place sur une chaise et accepter de se calmer. Pendant ce temps, un surveillant avait accompagné Lakdar à l’infirmerie. Rien de grave, en dépit du caractère spectaculaire de sa chute sur le bitume de la cour. Cette fois, le principal Seignol en convint, il était hors de question de fermer les yeux. L’élève Bokosola, bénéficiaire de nombre d’indulgences passées, avait un petit peu trop tiré sur la corde. Rosser un de ses condisciples, passe encore, mais agresser un surveillant, ça ne pouvait être toléré. Un conseil de discipline fut programmé pour la première semaine de la rentrée scolaire. En attendant les vacances de la Toussaint, Moussa était exclu. Seignol ne doutait pas que la communauté éducative approuverait cette mesure provisoire.
Anna n’apprit l’affaire que le lendemain. Le jour de l’incident, elle était en stage à l’IUFM pour une première réunion de bilan des TZR. Elle fila aussitôt voir Lakdar au CDI. Toujours aussi déprimé devant ses feuilles noircies de gribouillis. Il y en avait bien moins que les jours précédents. De toute évidence, il lâchait prise. Il refusa de répondre aux questions d’Anna, à propos de l’altercation qui l’avait opposé à Moussa et des nouvelles blessures qu’il portait à sa main droite, enrobée de pansements. Mlle Sanchez n’en savait pas plus.
Anna ressentit un lâche soulagement à l’annonce du conseil de discipline. Nul doute qu’il allait déboucher sur une exclusion définitive. Le fragile équilibre d’autorité qu’elle était parvenue à instaurer face à la classe de troisième B était peu à peu remis en cause suite à l’absence de Lakdar. Moussa la toisait fréquemment avec un regard ironique, voire cruel, comme s’il tenait à souligner que la trêve était rompue et qu’elle ne tarderait pas à s’en apercevoir, prenant ainsi un plaisir sadique à faire durer le suspense.
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Depuis la rentrée de septembre, Anna avait appris à s’endurcir. Il n’en allait pas de même pour le pauvre Guibert, lequel venait de déclarer forfait. Un congé maladie d’un mois… Anna l’avait souvent croisé dans les couloirs, les épaules voûtées, la mine lugubre, épuisé de se faire persécuter par les bandes d’ados qu’il devait affronter dans l’enceinte de sa classe, dans l’espoir insensé de leur transmettre quelques rudiments d’anglais.
La nouvelle du conseil de discipline irritait Darbois. Au self, il se glissa à côté d’Anna et commenta la bagarre, à laquelle il n’avait assisté que de très loin.
– Bokosola est un cas difficile, c’est évident, concéda-t-il en la poursuivant jusqu’à sa table. Mais il faudrait manifester un peu plus de prudence à son égard. Le rejeter du collège, c’est le pousser encore un peu plus vers la marginalité. Au conseil, tous les collègues auront envie de se défouler, ça ne va pas faire un pli. Soit dit entre nous, c’est vrai qu’il est chiant.
Anna était bien d’accord mais n’entrevoyait pas la moindre solution alternative.
– On protège les plus faibles contre les plus forts, c’est le b-a-ba, si Moussa ne veut pas respecter les règles de la vie en collectivité, tant pis pour lui !
– On croirait entendre Vidal… En un mois, ça y est, tu es déjà entrée dans le moule ! soupira Darbois. Mais attention, je me garde bien de juger, Moussa est vraiment pénible, surtout vis-à-vis des collègues femmes. Quoique, avec Monteil, en espagnol, il se tiendrait plutôt à carreau… va savoir pourquoi ! Il ne comprend rien de rien, mais au moins il s’écrase.
De temps à autre, Darbois savait oublier son catéchisme pour adopter un ton plus serein, revenant ainsi au simple bon sens. Anna laissa passer, penchée sur son assiette. Le menu du jour n’était guère affriolant, l’éternel céleri rémoulade et un steak haché rabougri accompagné de frites molles. Darbois repoussa son plateau, se contentant de picorer quelques grains de raisin en guise de dessert.
– Tu sais, j’ai pas mal réfléchi pour le projet pédagogique, reprit-il en allumant une cigarette.
– Très bien ! J’espère qu’on ne sera pas fâchés…
Il souffla voluptueusement la fumée de la première bouffée, les yeux mi-clos.
– Je devrais arrêter, mais j’y arrive pas, même avec les patchs ou les pastilles à sucer, c’est con ! Bon… pour en revenir au projet, je ne t’en veux pas. Naplouse… C’est vrai que j’ai des positions politiques assez nettes à ce sujet, ce n’est un secret pour personne. J’ai réalisé à quel point ça a pu te choquer, j’admets ton point de vue, il y a un côté peut-être complètement irrationnel, ou sentimental, je ne sais pas comment appeler ça, mais que je suis prêt à prendre en compte…
– Pardon ?
– Ben oui, quoi ! Tu t’appelles Doblinsky, alors c’est pas facile pour toi, forcément. J’aurais dû y penser avant. Je te présente mes excuses.
La sonnerie de son portable retentit à cet instant. Darbois s’éclipsa en attrapant son plateau-repas d’une main, l’autre vissée contre son oreille. Anna resta figée de stupéfaction, sa fourchette à la main. Les quelques frites qu’elle y avait embrochées pendouillaient lamentablement.
Elle se souvint de l’avertissement feutré que lui avait adressé Vidal, quelques semaines plus tôt, à propos de son patronyme. Et du calvaire enduré par cette Rachel Feldman, contrainte de fuir le collège, trois ans auparavant, à la suite des bombages Nique les feujs tracés dans les couloirs…
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Anna avait toujours entretenu un rapport complexe avec sa judéité. Elle n’était certes pas croyante, et détestait même les fanatiques religieux, ceux-là mêmes qui s’étaient fait expulser de leurs colonies, à Gaza, mais continuaient de semer leur venin en Cisjordanie.
Chez ses parents, quand elle était encore petite fille, on ne célébrait pas les fêtes traditionnelles. À Yom Kippour, Rosh Ha-Shana, il régnait pourtant une curieuse ambiance à la maison. Son père s’enfermait dans son bureau, sa mère s’absentait, Anna restait seule, avec une sensation de manque, d’abandon. Au collège, puis au lycée, ses copines lui racontaient les dîners qui réunissaient toute la famille. Le seul rendez-vous que Simon tenait à préserver était celui de Pessah. La Pâque juive. La sortie des Hébreux hors d’Égypte, la liberté retrouvée après un long esclavage. Le rituel était réduit à sa plus simple expression. Quelques herbes amères en souvenir de la souffrance passée et un peu de miel pour savourer le bonheur d’être libre. Chez les grands-parents, Aaron et Perla, on n’en faisait guère plus. L’oncle Hershel ? Anna respectait son parcours, sa redécouverte de la religion, sa décision de partir vivre en Israël. Sans le considérer comme un modèle, loin de là…
Toutes ces subtilités échappaient bien évidemment à un Darbois…